Un récit français
Nous sommes 4 ans après la fin de la guerre, La Peugeot 202 parcourt les routes, le jazz moderne débarque sur la France, Saint-Germain-des-Prés est en pleine ébullition, Juliette et Miles vivent une belle histoire. C’est l’époque de l’optimisme, des trente glorieuses et la France revit.
Patricia naît dans ce contexte dans une famille recomposée, déjà. Eliane, sa mère, s’affranchit très vite d’un mari "vite oublié" et élève avec ses parents protecteurs, un enfant bien jeune, Jean-Pierre. Elle rencontre Jacques, un homme de valeurs, tranquille et déterminé. Il est veuf avec un enfant Patrick, et un passé de résistant comme membre du Réseau Mithridate. De cette union Patricia vient au monde à Paris 15ème. Patrick, Jean-Pierre et Patricia, leurs trois enfants forment un trio inséparable.
Des origines diverses comme beaucoup, ici grecques, turques, espagnoles. Un grand-père Léon, qui tient un petit atelier de luminaires rue Alain Chartier et qui chante du Puccini dans la cuisine ; Eliane qui parcourt la France en camionnette pour vendre les lustres en bronze et hérite de la jolie voix de son père. Des souvenirs d’enfance, les odeurs du savon noir de l’atelier, les blouses grises des ouvriers, les boites en carton remplies de pépites de cristal et dans le petit bureau de l’atelier, Nina la grand-mère, qui cuisine au réchaud des "burriquitas" dont Patricia raffole.
Une histoire de labeur et de patrons bienveillants comme l’époque en produit aussi. Jacques acquiert un petit commerce de vente de bonnets de bain, monte une petite usine à Ivry pour s’agrandir. Il cesse son activité à cause d’un associé malveillant mais se fait une fierté de vendre tous ses biens pour payer les employés. Patricia décide d’arrêter ses études de Lettres pour soulager ses parents et devient institutrice.
Une histoire de famille traditionnelle où le patriarche règne encore. Petite dernière de parents aimant, rien de mieux qu’un mariage avec un jeune Suisse argenté. Mais Patricia ne l’entend pas de cette oreille, elle est amoureuse de Jean... Elle quitte la maison, s’installe avec lui, devient hôtesse de l’air à Air France, 18 années de navigation jusqu’en 1992, trois enfants puis elle s’engage dans les associations de quartier, s’occupe de l’aide sociale à l’enfance dans les Hauts de Seine. Elle aurait pu faire une carrière dans la politique mais ça n’ira pas plus loin... encore une fois trop discrète.
Une histoire enfin dont la jeunesse se situe dans la période déterminante de la popularisation du jazz entre 1948-1960. Le jazz quitte le monde des spécialistes, les premiers festivals et tournées d’artistes voient le jour, Frank Ténot et Daniel Filipacchi ouvrent l’antenne d’Europe 1 à "Pour ceux qui aiment le Jazz", et la musique s’organise en industrie culturelle de masse annonçant l’arrivée des yé-yés et de la pop musique dans les années 60.
Le jazz comme tribu
Alors Patricia et le jazz dans tout ça ? L’organisation de la maison familiale à Yerres dans l’Essonne fait bien les choses. Sa chambre est coincée entre celle de Jean- Pierre, de 5 ans son aîné, fan de musique classique, d’opéra et de comédies musicales ; et celle de Patrick, fan de jazz. Cacophonie assurée mais curiosité bien éveillée ; Patricia retiendra le jazz et les comédies musicales de cette enfance sonore.
Patrick sillonne les clubs de jazz parisiens, Patricia est de la partie. C’est l’époque du Chat qui Pêche, du Petit Op’, du Club Saint-Germain, des Trois Maillets, puis plus tard du Discophage du River Bop. Paris est alors la seconde capitale de la "musique du diable" après New York.
L’été 1964 sera l’année où elle jettera l’ancre qui l’accrochera définitivement au jazz. Elle et Patrick sont en vacances chez leurs grands-parents près de Granville. Bud Powell, contemporain et partenaire de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk et grande figure du jazz moderne est en cure à la pension de famille "Les Falaises" à Edenville.
Patricia Bonner. croquée par CABU
Le patron des lieux, amateur de jazz, monte une scène "L’escale" pour que Bud Powell puisse s’y produire avec ses amis de passage. La nuit, les deux jeunes mettent leur réveil et font le mur pour s’y rendre. Patricia est trop jeune pour entrer dans les lieux, qu’à cela ne tienne, elle chante "Celia" de Bud Powell pour passer les barrages, les "videurs" conquis l’adoptent. Il y a là Steve Lacy, Johnny Gri∞n, Art Taylor, René Thomas, Guy Hayat ou encore Jacques Gervais et Francis Paudras pour graver de belles nuits du jazz immortalisées par Bertrand Tavernier dans le film "Autour de Minuit". Au petit matin Jean-Luc Ponty ramène les deux jeunes à la maison dans sa Pontiac décapotable Grand Large avant de regagner Avranches.
Le jazz la poursuivra lors de multiples rencontres. Elle apprendra que pendant la guerre, sa mère Eliane, réfugiée à Nice rencontrera Henri et André Salvador, fréquentera l’orchestre de Ray Ventura et Henri lui écrira une chanson. Lors d’une soirée caritative en 2007, Patricia fait la connaissance d’Henri, lui fredonne la chanson inachevée. Il ne se souvient pas, tant pis !
Et il y aura l’Île de Ré 1993, refuge des vacances d’été dans la minuscule maison familiale. Lors d’un diner une chanteuse brésilienne l’invite à se produire sur scène, Patricia chante "The Man I love" et "All of Me". Sa voix fait sensation, chaude, voilée, avec ce qu’il faut de grave, d’émotion. Sa carrière débute à 40 ans. Patricia se produit à Paris, suit les cours de Sarah Lazarus, intègre l’orchestre de Christian Bonnet et viendront les festivals, les clubs, Le Petit Journal Montparnasse... Puis la rencontre avec Jean-Michel Proust qui sera le directeur artistique de son premier album sorti en 2012 "What Is There To Say", et créateur avec son mari Jean Chavinier, du festival Jazz au Phare à l’Ile de Ré en 2010.
Patrick, Bud Powell et Patricia. Edenville 1964.
De tout ce parcours d’une femme ordinaire de l’après- guerre, un seul regret ; ne pas avoir commencé plus tôt et rattraper le temps perdu avant qu’il ne soit trop tard. S’offrir enfin ce moment à soi, s’accrocher à une tribu dans laquelle elle se reconnaît.
Un coffret sinon rien
Alors ce n’est pas un album que Patricia Bonner propose mais un coffret A Song For You comme un déroulé de vie à travers SON histoire du jazz, celui qui l’a inspirée, accompagnée.
Celui des standards éternels façon Shirley Horn dans A Time For Love avec Pierre Christophe Trio. "Cette chanson, "A Time For Love", est sublime et demande une réelle intériorisation pour pouvoir l’extérioriser correctement. C’est la raison de sa réussite par Shirley Horn qui s’accompagnait elle-même au piano et avait, plus que quiconque, la science des tempi lents. Je pense aussi à Tony Bennett accompagné par Bill Evans. Pierre Christophe fait partie de cette race des géants qui savent écouter ceux qu’ils accompagnent et susciter sans jamais rien imposer. Pour "Isn’t It A Pity", j'ai été sensible à la version troublante de Beverny Kenney. Mais plutôt que de me parer de cordes veloutées, j’ai préféré le dépouillement et j’ai fait appel à mon ami Jean-Marc Fritz pour cela. Lui qui a beaucoup écouté Gil Evans a su minimiser la section de cordes en la suggérant ".
Celui de la Nouvelle Orléans dans A Day In New Orleans avec les "New Orleans Feetwarmers", "Ce disque, plus que tout autre, me tenait à cœur. Comment, aujourd’hui, oser reprendre le style New Orleans sans paraître décalé ? C’est le casting qui a fait la différence. Les musiciens choisis par Patrick Bacqueville et Jean-Michel Proust sont tous d’authentiques spécialistes de ce style en voie de disparition. Et très rapidement, cette langueur, cette indolence propres à ce style sont apparues comme par enchantement. Les solistes avaient une telle capacité à improviser ensemble. Tous au service du groupe. Quels musiciens ! On a accentué ce climat avec des bruitages ramenés de là-bas. Le son des bayous est impressionnant et ce disque est je crois réussi en cela. L’atmosphère est là et la musique peut alors prendre naturellement sa place. Elle sonne et swingue sans jamais être pesante. Elle raconte quelque chose qui a à voir avec la nostalgie que j’éprouve quand j’écoute Armstrong. Je suis fière du résultat. Il est à l’image de l’hommage que je souhaitais rendre."
Les années 50 façon Julie London dans Moon River avec Jean-Philippe Bordier et Cédric Caillaud, "C’est en écoutant la toute jeune trompettiste et chanteuse italienne Andréa Motis à l’Olympia que l’idée de chanter le thème "Moon River" m’est venue. Elle le chante à la façon de Chet Baker. En travaillant sur cette chanson, j’ai choisi une autre option. Ce qui m’intéressait était le dépouillement. Comment, avec très peu d’éléments, faire sonner un thème et en tirer la "substantifique moelle". Julie London, en s’entourant juste d’un contrebassiste et d’un guitariste a signé deux albums éloquents. Chet aussi d’ailleurs s’entourait de ce genre de formation. Bref, j’ai pris ce parti du dépouillement et je suis heureuse du résultat. Il en découle une chaleur, une profondeur et une intimité qui sied parfaitement à cette mélodie et à ce que je souhaitais en dire."
Celui du choix judicieux de chansons françaises sur air de jazz avec Un Jour Tu Verras avec le trio de Philippe Petit et Dany Doriz, "Cette chanson, "J’aimerais tellement ça", chantée en son temps par Annie Fratellini, est une composition d’Henri Salvador sur des paroles de Boris Vian. Ces deux là s’étaient lancé le défi d’écrire ensemble une chanson par jour. Ils l’ont tenu un temps. Quelle inspiration et quel talent ! Une belle chanson, peu connue aujourd’hui, et qui, avec des mots un peu désuets, dit des choses de tous les jours qui nous parlent encore aujourd'hui. C'est la femme qui ose."
Des années 70/80 dans Feelin’ Good avec le trio de Fred Nardin, l’un des trios de jazz les plus en vue. "On a tous en tête "Bang Bang", cette chanson de Nancy Sinatra, redevenue à la mode suite au film "Kill Bill" en 2003. En France, c’est Sheila qui l’a mise en avant, en 1966, et nous sommes tous un peu mal à l’aise à l’idée de la chanter, craignant d’être taxés d'un penchant pour ce qui est suranné. Au départ, c’est une chanson de Cher écrite par son mari Sonny Bono. Il me fallait trouver un angle moderne pour m’attaquer à ce titre. Et c’est le pianiste Fred Nardin qui a eu l’idée de l’interpréter à 7 temps, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Lui et sa rythmique (Samuel Hubert, Romain Sarron) ont joué le jeu à fond. Le résultat est surprenant et sonne un peu, pour la partie instrumentale, à la façon EST. C’était parfait pour ce disque penché sur la modernité."
Le jazz de Patricia Bonner, c’est celui qui prend le cœur, c’est la note qui confond et fait chavirer, le chorus que l’on peut rechanter, le déroulé harmonieux, le swing, le be-bop, le cool et le hard-bop. C'est Gerry Mulligan, Chet Baker, Bill Henderson, Kenny Burrel, Beverly Kenney, Anita O’Day, Ella Fitzgerald, Dinah Washington, June Christy, John Coltrane, Bill Evans, Erroll Garner, Stan Getz et Paul Desmond.
Le jazz de Patricia Bonner, c’est une amitié musicale avec la flopée d’artistes qui partagent ce projet toutes générations confondues ; c’est aussi une certaine idée du jazz, celle d'une musique populaire qui aura sonorisé son histoire française et celle de tant d’autres, et qu’elle restitue d’une voix fascinante, authentique, brute et sans fioriture au service de la note bleue ; cette note qui aura illuminé le blues, le jazz et son existence.
"La musique et peut-être encore plus le jazz changent de relief et de couleur dans chaque interprétation, évoquent à la fois l'instant et l'éternité, la nostalgie et l'espérance. Une chanson ne meurt jamais".
Alors bienvenue en terre universelle avec ces chansons... "juste pour vous".